Images de lectrices et matérialité de la lecture de l’imprimé, du 19e siècle à aujourd’hui
8 novembre 2024
10 h 00 à 16 h 00
Musée POP (Salle du Conseil) – Trois-Rivières
200 rue Laviolette, suite 1
C’est avec plaisir que nous vous invitons à la 65e journée d’échanges scientifiques de l’AQÉI, organisée par Ersy Contogouris (Université de Montréal) et Mélodie Simard-Houde (Université du Québec à Trois-Rivières). Intitulé « Images de lectrices et matérialité de la lecture de l’imprimé, du 19e siècle à aujourd’hui », l’événement aura lieu le 8 novembre prochain, de 10h00 à 16h00 au Musée POP (Salle du Conseil) de Trois-Rivières, situé au 200 rue Laviolette, suite 1.
Nous vous convions donc à venir entendre les communications de Marie-Jeanne Morasse, Izabeau Legendre, Chantal Savoie, Anthony Glinoer, Mylène Bédard, David Bélanger et Charlotte Biron.
Nous espérons vous y voir en grand nombre !
PROGRAMME
9h30 – Accueil
10h00 – Mot de bienvenue
10h15 – Supports, matérialité et genres
Présidence : Isabelle Robitaille (Bibliothèque et Archives nationales du Québec)
Marie-Jeanne Morasse (Université de Montréal), « Une liseuse le soir –La lecture des journaux et les glissements de genre dans l’œuvre Reading the Newspaper, No. 2 (1882) de Mary Cassatt »
Je propose d’analyser l’estampe intitulée Reading the Newspaper, No. 2 (1882) réalisée par l’artiste états-unienne Mary Cassatt (1844-1926), une œuvre fascinante et pourtant très peu étudiée jusqu’à présent. En l’étudiant sous l’angle du genre sexué et en réfléchissant à la matérialité de l’estampe, je montrerai qu’elle informe sur plusieurs enjeux entrecroisés : la manière dont la femme représentée vit son expérience de lecture, la façon dont elle la performe en raison de son genre, comment Cassatt a choisi de la représenter et en utilisant quel médium.
Dans cette estampe réalisée à l’aquatinte et au vernis mou, Cassatt représente une femme lisant le journal à la lumière d’une lampe électrique, un livre posé sur la table à ses côtés, ainsi qu’un homme qu’on aperçoit tout à droite de l’image, semblant lui aussi être en train de lire, quoiqu’on ne voie pas l’objet de sa lecture. Cette communication se penchera sur le choix d’utiliser les techniques du vernis mou et de l’aquatinte pour réaliser cette estampe ainsi que sur les trois différents états dans lesquels elle existe. Ces caractéristiques matérielles seront mises en relation avec l’objet littéraire représenté, le journal, qui est produit lui aussi au moyen d’un procédé d’impression.
Je tenterai donc de répondre aux questions suivantes : comment la lecture – et notamment la lecture du journal – est-elle vécue, comment est-elle performée et comment est-elle représentée par Cassatt? J’explorerai l’idée selon laquelle Mary Cassatt expérimente autour de représentations de la féminité dans cette estampe. J’utiliserai la notion de glissement afin d’aborder ce rapport entre les genres représentés, mais également en l’appliquant à l’étude des médiums, estampe et journal, qui se trouvent dans cette production visuelle. Cela me permettra de traiter des particularités temporelles de cette œuvre, qui est ancrée dans la modernité par son sujet (la liseuse de journaux), mais également par l’usage de l’aquatinte et la présence de la lampe électrique. Enfin, je traiterai de la performance du genre, tel qu’il est représenté par cette lectrice de journal, afin de la lier aux particularités de l’expérience des femmes de la modernité. Nous y verrons donc le rôle de la lecture du journal dans la déconstruction des représentations stéréotypiques des liseuses et celui de l’électricité dans les transformations des habitudes de lecture. Cela me permettra de montrer comment Cassatt démontre la modernité de son œuvre par le choix du sujet représenté et des techniques utilisées dans la réalisation de cette estampe.
Izabeau Legendre (Université Concordia), « Strip-tease de la lecture : traces de lecture et mail art dans l’œuvre de Julie Doucet »
Le rapport à la lecture et au lectorat est une dimension importante de l’œuvre de Julie Doucet souvent négligée par la recherche. Il s’agira, dans cette communication, d’aborder ce rapport sous deux aspects.
D’abord, nous examinerons la mise en scène de la lecture et du rapport avec le lectorat. Cette mise en scène se caractérise par une prise à partie des lecteurs bien réels, touchant notamment la question des relations de genre autant que celle de la représentation de la sexualité. Cette pratique évoluera, évidemment, grandement, alors que la série Dirty plotte atteindra un plus large public.
Ensuite, le rapport à la lecture et au lectorat sera considéré par une pratique artistique fermement ancrée dans l’échange épistolaire. L’imposant réseau de correspondance de Julie Doucet et son contact constamment renouvelé avec le réseau du mail art sont ici essentiels. Son utilisation de techniques mixtes – alliant le plus souvent le dessin au collage, à l’écriture et aux arts imprimés – rappelle en cela les traits caractéristiques de l’art postal comme pratique associant de façon indiscernable lecture, écriture, et création. Le travail de collagiste de Doucet, travaillant à partir de magazines féminins des années 1950 et 1960, est, sous cet aspect, particulièrement révélateur.
Le rapport à la lecture et au lectorat que supposent ces deux dimensions de l’œuvre de Julie Doucet prend tout leur sens dans l’appartenance de l’artiste à la scène du zine. Le floutage de la distinction entre producteur.ices et consommateur.ices est, en effet, un trait caractéristique fondamental de la culture du zine depuis ses débuts (Duncombe, 1997 : 123). Cet idéal rejoint, par ailleurs, celui d’une « esthétique collaborative » élaborée dans le réseau du mail art (Welch, 1995 : 71), dont la culture du zine hérite significativement. Cette approche, sinon égalitaire, du moins égalisatrice du travail de création artistique, s’inscrit dans un horizon de démocratisation de l’art et de la parole, et a pu servir d’appui à plusieurs mouvements féministes à l’intérieur de la culture du zine (Piepmeier, 2009), auxquels Julie Doucet doit, en définitive, être rattachée.
Chantal Savoie (Université du Québec à Montréal), « Portrait incomplet d’une lectrice ordinaire de La Revue populaire »
Répondant à l’invitation lancée par la problématique de ce colloque à considérer la lecture « comme pratique, telle qu’elle est vécue, performée, ressentie », et prolongeant le cadre de réflexion proposé lors du colloque « Traces et approches des usages dans la culture populaire et médiatique » (Letourneux et Savoie, 2024), je procéderai dans cette communication à une étude de cas qui permet de documenter une pratique de lecture ordinaire dans les années 1950. À partir d’une collection annotée d’exemplaires de La Revue populaire (1907-1963 [?]), j’explorerai le potentiel d’analyse des traces des gestes et de l’expérience de lecture d’une lectrice abonnée au périodique. Considérant que la collection d’exemplaires recueillie par don (et dont la majorité sont datés des années 1950) comporte des notes manuscrites sur les couvertures, nous ferons d’abord un inventaire et une description des traces (nature, emplacement, fréquence, etc.). Suivra une analyse des préférences de lecture exprimées à propos des feuilletons publiés dans la revue, qui sont commentés sommairement et classés par la lectrice en fonction du degré d’appréciation. Au final, nous chercherons à reconstituer, à travers ces traces matérielles et ce qu’elles induisent, le portrait d’une lectrice ordinaire. Les ancrages scientifiques de cette analyse se situent au croisement des travaux sur la presse et sur la poétique du journal (Thérenty), sur les usages de la culture populaire (Hoggart, De Certeau, Thiesse) et sur le goût (Bourdieu).
11h45 – Dîner
13h30 – Imaginaires sociaux et médiatiques de la lectrice
Présidence : Léonore Brassard (Université du Québec à Trois-Rivières)
Anthony Glinoer (Université de Sherbrooke), « Classes de textes et classes de lectrices vers 1830 »
Dans un projet d’article de 1832, Stendhal oppose les « romans pour femmes de chambre » et les « romans des salons ». Et il précise : « Le roman pour les femmes de chambre est en général imprimé sous format in-12 et chez M. Pigoreau » et est écrit par un écrivain comme le baron de Lamothe-Langon. La dualisation de la littérature romanesque concerne selon lui tout à la fois la matérialité du livre (son format), le personnel littéraire (l’auteur et l’éditeur), le système de diffusion et le lectorat. Je prendrai pour exemple d’une classe de textes déconsidérée dans tous ses aspects le roman « frénétique ». Héritier du roman gothique anglais, le roman frénétique a été très présent sur les tablettes des librairies et des cabinets de lecture au cours des années 1820. Il disposait d’éditeurs et d’auteurs spécialisés, pouvait compter sur le réseau de distribution des cabinets de lecture et se signalait à son large public par des codes reconnaissables : titres à la syntaxe immuable, couleurs de couverture, format stable. Sa reconnaissance critique était faible, ou nulle et il était jugé relevant de la littérature « facile » ou « industrielle ». Je montrerai qu’il y a une homologie dans l’imaginaire social de l’époque entre les lectrices de romans, perçues comme faibles et influençables, et les œuvres qu’elles sont censées préférer.
Mylène Bédard (Université Laval), « Critique et appropriation des médias chez Nelly Arcan et Élise Turcotte : pour une meilleure littératie médiatique »
Nelly Arcan et Élise Turcotte mettent en scène des personnages féminins confrontées à une culture médiatique qui leur est le plus souvent hostile, notamment en regard des processus d’assignation. Selon Béatrice Damian-Gaillard et al., « Les discours médiatiques, en tant que scripts culturels, participent à la structuration et à la diffusion de modèles de référence. Ils donnent à voir des grammaires de comportements, en ce sens qu’ils façonnent des mises en discours du social, constituent des lieux de production des savoirs, d’injonctions, constitutifs de dispositifs de pouvoir, à la fois producteurs et régulateurs de pratiques[1]. » L’œuvre d’Arcan insiste sur les effets délétères des médias sur les personnages féminins, ceux-ci révélant la manière dont les médias colonisent l’imaginaire des femmes, s’impriment dans leur psyché, et ce, même si les personnages sont rarement représentés en train de les lire. Se dégage de ces récits une impression d’envahissement du médiatique, dans lequel les personnages n’ont pas à consommer les médias pour être happées, imprégnées par eux. Les romans d’Élise Turcotte décrivent également un imaginaire médiatique hostile. Or, les personnages de Turcotte ont une pratique du cahier qui interroge la manière d’organiser la narration du réel, témoignant de la dimension réflexive qu’elles associent à la posture de lectrice des discours médiatiques. Comme Arcan et Turcotte montrent qu’il n’est plus possible de se couper des flux médiatiques, cette communication cherchera à mettre en lumière leur appel à une meilleure littératie médiatique, laquelle permet de traquer les idéologies embusquées qui contribuent à la domination des femmes. Je postule qu’au caractère désincarné des discours médiatiques chez Arcan s’opposent chez Turcotte leur matérialisation et leur manipulation par la citation, le découpage et le collage, qui semblent donner plus de prise aux personnages et leur permettre d’accroître leur pouvoir d’agir et leur capacité à produire d’autres récits.
14h30 – Pause-café
14h45 – Entre littérature, presse et cinéma
Présidence : Karol’Ann Boivin (Université de Sherbrooke)
David Bélanger (Université du Québec à Trois-Rivières), « Lectrice naïve, lectrice émancipée : le dilemme de l’imaginaire québécois »
Dans mon ouvrage coécrit avec Thomas Carrier-Lafleur (2019), j’analysais la figure de Marie, protagoniste de la Mort d’un bûcheron (Carle, 1971), lectrice de Maria Chapdelaine (Hémon, 1914). Le film de Carle la présente d’abord comme la fille de (elle cherche son père, Tancrède, disparu), puis comme une mère potentielle (dans une bibliothèque, des symboles de fertilité s’attachent à son image) avant d’être objet sexuel (elle devient Marie Lasso, chanteuse topless, notamment). Or, c’est la lecture du roman Maria Chapdelaine, longuement présentée vers la fin du film, qui semble donner à la femme l’impulsion de choisir son destin et, à terme, de faire des études.
Cette figure de Marie lectrice apparaît pourtant assez nouvelle dans l’imaginaire québécois. Clorinde Wagnaër, entre autres défauts, est une lectrice pourvue d’une vie romanesque, alors que Marichette dédaigne tout ce qui appartient aux lettres ; au terme de Charles Guérin (Chauveau, 1846), la première participe à la ruine familiale du protagoniste alors que la deuxième le sauve. Angélina, dans Le Survenant (Guèvremont, 1945) comme Florentine dans Bonheur d’occasion (Roy, 1945) seront flouées dans leurs désirs, alors même qu’elles sont des personnages présentés depuis leurs lectures.
Cette proposition de communication explorera ce dualisme instable de la « femme lectrice » comme être vénal ou naïf puis de la femme lectrice pourvue d’agentivité ; cette agentivité sera principalement liée à la liberté de son corps et à la possibilité de faire des choix amoureux. Pour observer ce dualisme, le cœur de ma démonstration consistera à comparer le film de Carle au film Simple comme Sylvain (Chokri, 2023). Le but sera moins de distinguer les traits sociohistoriques des œuvres (le contraste serait pour le moins évident), que de tenter de tracer un imaginaire (une imagerie) de la femme lectrice, et de saisir par quelles représentations de la lecture l’agentivité se construit.
Charlotte Biron (Université du Québec à Montréal), « “Cette vie de jeunes filles fardées, pimpantes, qui lisent des romans-feuilletons de quinze cents”. Le devenir romanesque des lectrices maquillées de la Revue moderne à Bonheur d’occasion »
Cette proposition de communication porte sur la relation entre le maquillage et la représentation des lectrices au sein de la Revue moderne et du roman Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy. La réflexion est née à la suite de la lecture de l’essai d’Esther Trépanier La mode sauvera-t-elle Cendrillon?[2],au sein duquel Trépanier souligne la difficulté, pour le personnage de Florentine, de s’approprier les codes vestimentaires et cosmétiques de l’époque pour parvenir à se hisser au-dessus de sa condition sociale. Prenant pour point de départ la figure de Florentine, cette communication vise à déplacer la focale et à élargir le corpus en incluant Bonheur d’occasion, mais aussi les fictions de Gabrielle Roy parues dans la Revue moderne et le discours sur le maquillage (publicités et articles) mis en circulation dans la revue. Peu étudiée en littérature, la question du maquillage se révèle pourtant fortement imbriquée à la représentation de la lecture chez ces « jeunes filles fardées, pimpantes, qui lisent des romans-feuilletons de quinze cents ». La présente étude s’attachera à examiner la manière dont le maquillage « violent[3] » de personnages comme Florentine est de fait associé à deux types de lectures qui ne cessent de s’influencer : la consommation de publicités de cosmétiques et la lecture de romans populaires. Qu’est-ce que l’étude des discours et des représentations sur le maquillage révèle sur le rapport historique entre littérature et construction du genre féminin ? Quel rôle joue le maquillage dans LaRevue moderne et dans Bonheur d’occasion ? Comment le maquillage s’arrime-t-il, sur le plan symbolique et diégétique, à la représentation de la lecture ? En effet, le maquillage de ces lectrices ne serait peut-être pas seulement le signe d’un désir d’ascension sociale, mais aussi celui d’un désir romanesque. Le travail sur les apparences pourrait ainsi incarner – c’est l’hypothèse que j’examinerai – une forme d’écriture apprise par le biais de la lecture de revues et de romans.
[1] Béatrice Damian-Gaillard, Sandy Montanola et Aurélie Olivesi, « Introduction » dans Béatrice Damian-Gaillard, Sandy Montanola et Aurélie Olivesi (dir.), L’assignation de genre dans les médias, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 14.
[2] Esther Trépanier, La mode sauvera-t-elle Cendrillon? Autour de trois romans et de quelques tableaux, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2023.
[3] Yannick Resh, « La ville et son expression romanesque dans Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy », Voix et images, vol. 4, no2, 1978, p. 252.